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- Symétries Inversées -
14 février 2008

- L'histoire du prisonnier 1502 -

Ce matin, le soleil tire la gueule. Il fait gris et on attend la neige. Dans la prison de l’Aztrödza on va coudre une langue sur un palais. Voilà ce qui arrive lorsque l’on rit à l’éclat. Dans la cours les détenus sont en cercle, autour de l’échafaud. Tout est calme. Ici, le bruit est bannit. On attend le directeur. Il a le privilège du sang et droit de mort si besoin. C’est toujours ce qui arrive lorsque l’on rit à l’éclat. Le couturier a une main sur le flanc et fume lentement. Deux épaisses colonnes de fumé sortent de ses narines. Il a cette mine mauvaise des gens qui n’ont plus d’âme. Le regard vide, on le croirait mort. De l’échafaud, il sent la force couler dans ses veines. Rien, ne pourrait l’arrêter. Rien. Pas même, ce silence de mort. Pas même, un moindre bruit.

De grandes taches de rouilles parcellent les enceintes. D’en haut, les gardiens surveillent la cérémonie. L’air ravit - eux ; eux ne sont pas aux pieds des murs. En bas, les blouse ternes et cassées des captifs donnent à la scène des allures de décharge. Seul, Seul dans le centre, le couturier se détache par sa toge impeccable.

Un nuage s’écarte et un filet jaune pâle passe sur l’aiguille. Le métal scintille et un frisson court sur le dos du prisonnier 15-02. Il a envi de hurler, de leur dire d’aller se faire foutre. Tout ce silence le rend fou. Complètement fou. Il voudrait entendre les vagues cogner sur une falaise et d’en haut, crier. Crier comme personne n’a jamais crié. Mais il connaît trop les règles, alors, il ne fait que poser ces deux mains, contre sa bouche. Il le fait autant pour étrangler son cri, que pour montrer qu’il ne se laissera pas coudre comme ça. Ces yeux sont rivés sur l’aiguille, ils puent la peur. Il fait non de la tête et, instinctivement, colle sa langue contre son palais, pour voir à quoi cela ressemble. Il imagine le goût du sang dans sa bouche et le son des cris qu’il étouffe. Le frisson revient et lui fait porter son regard sur le sol. Une araignée à six pattes claudique entre les pavés. Il voudrait l’écraser, pas par sadisme mais juste pour entendre le bruit de ces petites pattes se décoller de son corps. Il voudrait l’écraser pour se sentir encore maître de quelque chose. Alors, doucement, le bout de son pied nu s’écrase sur le sol et sans un son, l’insecte agonise en se tortillant entre ses orteils. A cet instant, un sourire de fou s’est accroché sur ses lèvres gercées et quelqu’un, parmi les détenus, retient une vilaine toux. Déjà, les oreilles du couturier se dressent. Ses yeux cherchent, cherchent la gorge responsable. La gorge à trancher…

Dans la prison de l’Aztrödza c’est au silence que l’on doit le plus de respect. La règle est simple : aucun son ne doit parvenir aux oreilles. Aucun. Pas même celui des pas dans les salles communes, pas même celui de l’urine sur l’émail, pas même le ronflement du dormeur, pas même le raclement de gorge du pneumonique. Aucun. A ceux qui rient, on coud la langue, à ceux qui crient on la coupe, à ceux qui toussent on tranche la gorge, à ceux qui pleure on crève les yeux, enfin, à ceux qui émettent le moindre son, ce sont les oreilles que l’on tranche…

Le couturier passe entre les prisonniers, un filet de bave entre les lèvres. Tous baissent la tête, se couvrent la gorge, rêvent à un miracle. Il n’en arrive jamais. Le ciel est de nouveau gris. Opaque. Le directeur arrive, solennel et ivre. Il a le visage qu’on les hommes méchants, les mains croisées dans le dos. Tous ont la tête baissée, comme prête à tomber. Toutes pendent, des gouttes de sève au bout de branches mortes. Une excroissance dont aucun ne sais quoi faire. Le directeur ne les regarde pas. Il n’a que faire de ceux qui respect le silence. Lui, lui ne veut que les troubles fête, ceux que l’on fait saigner. Il marche lentement, sans un bruit. Il a les épaules étroites des dirigeants prétentieux, les pattes de barbes broussailleuses. Certains disent que c’est un ancien pirate que le brouillard ambiant aurait fait échouer sur l’île de l’Aztrödza, brisant son bateau sur les récifs. Voyant sa perte se dessiner, il se serait tiré une balle dans l’oreille, pour en finir. Une bonne fois. Après des mois d’inconscience il serait revenu à lui. Sourd. D’autres prétendent que c’est un fou sadique qui ne trouve son du réconfort que dans le sang et le silence.

Du haut de l’estrade il observe l’assemblé comme on observe des milles pattes. Avec dégoût. Il les méprise autant qu’il méprise les sons. Il leur en veut de trembler face à lui, de suffoquer à l’évocation de son nom. Un jour, il les tuera tous. Il lève la main et, déjà, le couturier s’avance. Quelques flocons gris tombent sur les murs d’enceintes et tous crispent leurs muscles pour ne pas voir leurs mâchoires claquer. Mais c’est leurs squelettes en entiers qui tremblent.

Sur l’échafaud, le détenu 15-02 est assis de force. « ne crie pas/ne crie pas » se répète-t-il, pendant que le directeur lui écarte les mâchoires avec les doigts. « ne cris pas ». Le couturier, enfile le long fil de fer dans le chat de l’aiguille. Tous on la tête baissée. La tige d’acier rentre sous la langue. L’odeur du sang. Elle ressort de l’autre côté. Le goût du métal. « ne crie pas ». La pointe s’enfonce dans le palais. Le fil glisse dans la langue. S’accroche. On tire. « Ne crie pas ». Il crache rouge. Les autres sourient. Ils aiment ça. L’aiguille est dehors, un flocon fond dans sa bouche. Il a le goût du goudron. Le couturier tire sur le fil et le replonge dans la bouche du détenu. Ne pleure pas. Il se souvient. Il se souvient pourquoi est-ce qu’on lui coud la langue. Pourquoi il a rit tout à l’heure. Il n’y avait pas de blague, pas de beauté, pas d’espoir, pas de couleur charmante, pas de femme, pas de rire, pas même une raison de rire. Rien. Tout était terne. Normal. Pas un visage amical. Pas un regard. Pourtant son rire est monté comme un feu d’artifice entre ses dents et il a rit. Rit à l’éclat. Rien ne se prêtait à un sourire. Il trouva cela tellement drôle. Ridicule, risible, tout ça n’avait pas de sens. Il ne sait même plus pourquoi il est ici, à l’Aströdza. Il lui semble qu’il ne l’a jamais su. Le fil ressort de sa bouche. Second point. Il entend encore sa voix. Cette voix, qu’il n’avait pas entendu depuis 23 ans. L’aiguille s’enfonce dans son palais et un torrent visqueux et métallique lui coule dans la gorge. Il crache sans un son. Il a entendu sa voix. Il se la rappelle. Troisième point. Le couturier tire de plus en plus fort. Il veut l’entendre crier. Il ne leur donnera pas cette satisfaction. Il n’a plus besoin, le son de sa gorge est de nouveau gravé dans un coin de son cerveau. La douleur lui pose des voiles transparents devant les yeux. Il regarde la neige et bascule son regard par derrière. Il observe les gardiens, en haut, sous les flocons. Un instant il trouve ça beau et le directeur approche une pince. Quatrième point. Ses yeux brillent comme des sémaphores. Il rompt le fil d’un coup sec et repart, satisfait.

Dans un coin, réconfortante, une gouttière fuit. La langue contre le palais, le prisonnier 15-02 écoute son sang couler sur le pavé. Il ne parlera plus. Mais le silence, doucement, se fait plus amer, plus entêtant. Il a le goût du métal, le goût des chaînes. 

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